IA et travail : l’heure des choix

Bruno Mettling
Publié le 7 février 2025

Par le Cercle Topics de la Transformation du Travail composé de personnalités politiques, de partenaires sociaux, de DRH comme Xavier Bertrand, Stanislas Guerini, Guillaume Trichard, Laurent Mahieu, Florence Poivey, Valérie Decaux, Jean-Sébastien Blanc, Stéphane Dubois, Jean-Manuel Soussan et pour topics de Bruno Mettling, Marc Grosser et Fanny Barbier.

 

Il est maintenant évident que l’intelligence artificielle générative (IAG) aura un impact sur le travail comparable, en magnitude, à celui de la machine à vapeur ou de l’électricité. Au-delà des débats aléatoires sur le nombre d’emplois créés, détruits ou augmentés, fondés sur des variables incertaines et mouvantes en suivant les ruptures technologiques, il est largement admis qu’elle entraînera des transformations d’ampleur sur la nature du travail et des emplois.

S’appuyant sur la diversité de ses membres, élus, partenaires sociaux, hommes et femmes de l’entreprise, le Cercle de la Transformation du travail a observé comment se déploie l’IA au sein des entreprises et des territoires.

Et il entend partager une approche concrète, pragmatique et ambitieuse autour d’une première conviction : dans un moment où d’autres nations font le choix des investissements massifs et de l’innovation, l’enjeu n’est plus de savoir s’il convient ou pas d’adopter l’IA générative pour nos entreprises ou administrations mais de se concentrer sur la manière de l’implémenter et ses conséquences sur l’organisation et le travail. En d’autres termes, l’IA est là, bien souvent importée par les salariés eux-mêmes, sous une forme de “shadow IA”, alors ne la subissons pas. Ne nous perdons pas dans le “pourquoi” quand d’autres nations se posent déjà les bonnes questions sur le “comment”.

Car 2025 sera de façon évidente une année de bascule, à la suite d’une première phase d’implémentation de l’IA générative qui, bien que touchant déjà des secteurs aussi divers que la R&D, la relation client, la création, le droit ou le conseil, n’a pas encore eu d’impact volumique majeur sur les effectifs ou radicalement transformé les organisations.

Cette phase touche à sa fin : trois facteurs nous semblent accélérer l’ampleur de la transformation. D’abord, les grandes entreprises, ayant déjà mené à bien nombre de cas d’usages expérimentaux, vont accélérer le déploiement de l’IA poussant leurs concurrents à les suivre et à revoir de manière significative l’organisation de certaines activités et des compétences associées. Ensuite, la rapidité de développement de l’IA et de ses agents, la capacité à prendre en charge des tâches de plus en plus complexes, couplées à la nécessité pour les géants de la Tech et les investisseurs de rentabiliser les capitaux investis vont pousser ce déploiement à grande échelle. Enfin, l’IA peut agir comme une opportunité pour dépasser les difficultés actuelles en matière de gestion des compétences (augmentation de l’attractivité de certains métiers, amélioration des conditions de travail etc.) et permettre d’anticiper un choc démographique de départs massifs à la retraite bien trop absent du débat public.

Si nous ne voulons pas subir ces transformations, les organisations publiques et privées doivent agir sur les leviers touchant au travail, à l’emploi et aux compétences. L’heure des choix a sonné.

Le premier de ces leviers est de se donner une vision stratégique, proactive et ciblée de l’IA. Cela signifie de se concentrer sur ses applications les plus pertinentes, là où elle surpasse l’humain, en jouant sur la complémentarité homme/machine et ne pas se contenter d’automatiser au fur et à mesure les tâches des salariés qui partent en retraite. Cela suppose de challenger le statu quo dans la gestion des compétences et des carrières, exploiter les ressources de l’IA pour élargir les viviers de candidats (internes et externes), faciliter les passerelles entre métiers, les montées en compétences accélérées… afin de redessiner une entreprise nouvelle intégrant les enjeux éthiques et environnementaux liés à l’IA et non la même entreprise un peu augmentée par l’IA.

Le deuxième levier passe par la co-construction des cas d’usage avec les utilisateurs et le développement d’un dialogue social technologique. Il s’agit d’embarquer, acculturer et former les salariés, les employeurs et leurs représentants dans un vaste plan de formations communes afin que l’introduction de l’IA soit source de progrès économique et social (l’initiative Dial-IA va en ce sens). L’on peut imaginer que les besoins permanents d’adaptation nourrissent une forme revisitée du dialogue social autour de la gestion des emplois et des compétences, avec une recomposition des emplois et des filières classiques, voire des classifications et des systèmes d’évaluation de la performance. Il s’agit également de s’assurer que la réduction possible des inégalités via l’IA (accès accru au savoir, personnalisation de la formation, accélération des apprentissages techniques…) ne soit pas contrebalancée par un renforcement des écarts (entre grandes entreprises et PME ; territoires attractifs vs désertifiés ; jeunes dépendants de l’IA vs seniors ; experts IA bien payés vs jobs mal rémunérés, etc.)

Enfin, le dernier levier consiste à utiliser l’IA pour augmenter la qualité du travail. Cela suppose de promouvoir de nouvelles répartitions des tâches homme/machine qui permettent de renforcer l’attractivité sur les métiers en tension – automatisant les tâches répétitives ou fastidieuses et en rendant les emplois moins pénibles et plus intéressants – ou qui permettent à de nouveaux profils de prendre en charge un emploi recomposé. Cela demande de capitaliser sur les nouvelles manières de former, (personnalisation poussée, apprentissage adaptatif en temps réel, micro-learning contextualisé…) pour accélérer la montée en compétences ou sur la requalification de tous types de profils et de tirer les conséquences de la disparition de barrières pour accéder à certains emplois.

Cela suppose également d’investir dans les compétences autres que techniques, notamment relationnelles, d’esprit critique, de créativité, et de capacité à faire des connexions entre des concepts complexes pour apporter une valeur ajoutée profondément humaine à celle de l’IA. L’enjeu est davantage celui d’éviter l’artificialisation de l’intelligence que de sur-réguler l’intelligence artificielle.

Il est périlleux de prévoir quels seront les emplois de demain, notamment d’un point de vue quantitatif, tellement les écarts d’appréciation sont significatifs entre experts, selon qu’ils soient méfiants ou promoteurs vis-à-vis de l’IA.

En revanche, il est certain que les entreprises doivent se préparer à revoir en profondeur leurs approches classiques de l’organisation du travail et de leur système de management des compétences, et investir massivement pour se préparer à une révolution dans les manières de travailler.

L’IA peut être une opportunité unique pour transformer le monde du travail. Les décisions que nous prenons aujourd’hui détermineront si cette révolution technologique mènera à un progrès partagé ou à des inégalités accrues. Pour cela, il est impératif d’agir avec audace et vision.

Bruno Mettling
Publié le 7 février 2025