IA et travail. 2025, l’heure des choix
L’intelligence artificielle (IA) est en train de transformer profondément le monde du travail, redéfinissant les emplois, les compétences et les processus professionnels. L’IA générative, en particulier, marque un tournant décisif en permettant la création rapide de contenus originaux et l’exécution de tâches complexes. Cette technologie accessible et intuitive est en train de démocratiser l’IA, ouvrant la voie à une utilisation massive dans divers secteurs. Cependant, cette transformation soulève des défis importants en termes d’adaptation des compétences, de redéfinition des rôles professionnels et d’accompagnement des collaborateurs.
S’appuyant sur la diversité de ses membres, élus, partenaires sociaux, hommes et femmes de l’entreprise, le Cercle de la Transformation du travail a observé comment se déploie l’IA au sein des entreprises et des territoires. Il entend partager ses convictions et ses recommandations alors que la nécessité de faire des choix sur l’IA désirée au travail devient une réalité.
Les constats
- L’IA est là et bien là au sein des entreprises, avec une grande majorité des utilisations de l’IA initiée par les salariés eux-mêmes, souvent de manière non officielle ou « clandestine », sous une forme de “shadow IA”. Il n’est plus temps de se demander s’il faut y aller, mais comment le faire.
- Les utilisateurs de l’IA l’apprécient, car elle leur fait gagner du temps. C’est une IA “opportunité”, au service de l’efficacité individuelle. Les non-utilisateurs de l’IA sont de leur côté beaucoup plus méfiants vis-à-vis de l’IA (étude Artefact).
- L’IA a pour l’instant un impact limité sur les effectifs et la productivité, quand bien même elle est implémentée dans des domaines aussi divers que la R&D, la relation client, la maintenance, chez les juristes ou les consultants juniors.
- Cet impact limité est lié au fait que :
- l’IA est utilisée à date de manière essentiellement individuelle et n’est pas encore intégrée dans les processus métiers,
- les grandes entreprises en sont encore au stade de l’expérimentation et des cas d’usage avec 6 % d’entre elles qui ont effectué un déploiement d’envergure,
- moins d’un tiers des PME a commencé à avancer sur le sujet,
- les ruptures les plus impactantes de l’IA (les agents IA notamment) sont en cours de préparation.
- Cette phase de découverte touche à sa fin. En 2025, l’heure des choix arrive pour l’IA au travail. Trois facteurs nous semblent annoncer l’ampleur et l’imminence de la transformation : après leurs phases d’expérimentation, les grandes entreprises vont accélérer le déploiement de l’IA poussant leurs concurrents à les suivre ; les développements technologiques de l’IA vont permettre de prendre en charge des tâches de plus en plus complexes ; l’IA représente une opportunité pour anticiper un choc démographique et répondre à un gap criant de compétences.
Les recommandations
Vers une intégration plus stratégique et plus collective de l’IA
Bien que l’adoption de l’IA générative progresse (65 %), seule une minorité d’organisations (22 %) récolte des gains substantiels, révélant un besoin crucial de stratégies mieux définies et mieux implémentées (McKinsey). Pour maximiser les bénéfices de l’IA, les entreprises doivent adopter une approche stratégique et collective. Cela inclut la sélection des cas d’usage prioritaires, la gestion des compétences, et le développement d’un dialogue social technologique.
- Coconstruire les cas d’usage avec les utilisateurs
L’implémentation des systèmes d’IA ne peut se faire sans l’adhésion des salariés. Il est essentiel de coconstruire avec le corps social les contours de l’IA et les conditions de son implémentation. Le manager doit adopter une approche inclusive et transparente, en impliquant l’équipe dès le début du processus et en favorisant un dialogue ouvert sur les initiatives d’IA.
- Acculturer les collaborateurs pour les embarquer
Plusieurs entreprises ont mis en place des programmes d’acculturation ambitieux, visant à démystifier l’IA auprès de l’ensemble de leurs collaborateurs, depuis les membres de la direction générale jusqu’aux opérateurs, sous diverses formes (formations en ligne, ateliers pratiques animés par des experts, création de communautés internes dédiées au partage de connaissances sur l’IA) avec comme objectif que chaque salarié puisse comprendre les enjeux de l’IA et identifier des opportunités d’application dans son domaine d’expertise.
- Prioriser les déploiements sur un nombre limité de cas avec des moyens significatifs
La sélection judicieuse des cas d’usage de l’IA est essentielle, de façon à ce que l’IA ne soit pas simplement un outil d’automatisation, mais un levier de transformation pour réinventer leurs processus métiers en exploitant la complémentarité homme-machine.
Les entreprises performantes adoptent une approche méthodique, impliquant une collaboration étroite entre la direction générale, les métiers, la DSI et les RH, pour aligner les initiatives d’IA avec la stratégie globale de l’entreprise, privilégiant des domaines stratégiques où l’IA augmente les capacités humaines plutôt que ceux où elle les remplace.
Elles concentrent les moyens sur un nombre limité de cas d’usage prometteurs (généralement 3) avec des mécanismes d’évaluation continue impliquant les utilisateurs finaux, permettant d’obtenir des gains de productivité tangibles, et avec des moyens de déploiement significatifs, focalisés sur la transformation organisationnelle.
- Mettre en place un dialogue social technologique ouvert et itératif
L’intégration de l’intelligence artificielle (IA) au sein des entreprises devrait systématiquement faire l’objet d’un dialogue entre représentants du personnel et de la direction. Ce dialogue offre un cadre pour ouvrir les discussions sur un sujet à fort impact, déminer les inquiétudes le cas échéant, s’accorder sur les étapes d’implémentation des SIA et les mesures d’accompagnement en matière de formation notamment, élaborer des directives éthiques, développer des solutions technologiques plus efficaces et inclusives, etc. Qu’on l’appelle social et/ou technologique, ce dialogue est d’autant plus important que l’IA est une technologie en mutation permanente, avec des effets majeurs et parfois inédits sur l’organisation du travail. Les formes traditionnelles du dialogue social ne sont plus adaptées à un dialogue qui doit rester ouvert et s’inscrire dans la durée avec des rendez-vous à fixer au gré des transformations technologiques. Le travail des partenaires sociaux sur Dialogue social et IA apporte une contribution très utile au débat.
Reconfigurer les politiques RH et la gestion des compétences
- Développer une approche stratégique des emplois et des compétences
A l’ère de l’IA, la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) doit évoluer radicalement. Fini le temps des cartographies statiques et exhaustives, place à une vision stratégique et dynamique des compétences. L’IA offre désormais la possibilité d’une analyse continue et approfondie du capital humain, révélant même les compétences cachées des collaborateurs. Cette révolution permet aux entreprises d’anticiper avec précision les impacts de l’IA sur leurs métiers et de simuler divers scénarios d’évolution pour prévoir leurs effets sur les compétences, et mettre en place les dispositifs de transformation nécessaires. Cette approche proactive et opérationnelle de la GPEC est cruciale pour assurer la compétitivité et l’agilité des organisations face aux mutations rapides du monde du travail.
- Tirer tout le potentiel de la personnalisation que permet l’IA en matière de formation et de parcours professionnel
L’IA révolutionne la formation et le développement des compétences grâce à des systèmes d’apprentissage adaptatif personnalisé, permettant la création de parcours de formation sur mesure, transformant chaque situation professionnelle en opportunité d’apprentissage et accélérant considérablement la montée en compétences. Par ailleurs, l’IA contribue à réduire les barrières d’entrée dans certains secteurs et pour certains métiers, ouvrant la voie à des parcours professionnels moins verticaux et plus diversifiés alors qu’en parallèle, l’IA banalise de nombreuses compétences de niveau intermédiaire, avec à la clé une fragilisation des salariés impactés et la nécessité de reconfigurer leur poste, voire de les amener vers d’autres métiers et compétences.
- Adapter de manière volontariste et continue les compétences des salariés au travers de démarches massives d’upskilling / reskilling
Pour réussir la révolution de la formation avec l’IA, il faut passer d’une approche individualiste à une vision plus collective. Les entreprises doivent anticiper les besoins futurs en compétences et former leurs salariés en conséquence. Les salariés, quant à eux, doivent s’adapter et se former parfois lourdement pour rester employables, mais avec des actions de formation intégrant le niveau de compétences qu’ils maîtrisent déjà. Cette co-responsabilité est clé pour relever les défis du futur.
Créer la confiance autour d’une IA au service de l’amélioration de la qualité du travail
- Conserver pouvoir décisionnaire et autonomie pour garantir l’intérêt au travail des salariés
L’IA transforme le monde du travail en éliminant les tâches répétitives et en accélérant les processus. Cela peut libérer du temps pour des activités plus intéressantes, mais aussi remettre en question le rôle des salariés. Si l’IA est utilisée pour surveiller et contrôler trop étroitement, elle peut réduire l’autonomie et la motivation des employés. Pour maintenir l’intérêt au travail et la qualité de celui-ci, il est essentiel de trouver un équilibre entre l’efficacité de l’IA et la liberté d’action des humains, en valorisant ce que l’IA ne peut pas faire : la créativité, l’initiative et la relation humaine.
- Organiser le « tuilage » dans le temps entre utilisateurs et les IA cœur de métier pour créer la confiance dans les recommandations d’une IA explicable
L’intégration de l’IA dans le monde professionnel nécessite une collaboration étroite entre humains et machines. Contrairement aux automates, l’IA fonctionne mieux avec des utilisateurs experts qui peuvent interagir efficacement et évaluer ses résultats. Cette collaboration se développe progressivement avec les salariés, passant de la découverte à une confiance accrue, puis à une complémentarité où chacun apporte ses forces, avec une période de tuilage et d’acculturation.
Intégrer les défis moyen terme
- Investir massivement dans les compétences comportementales distinctives
A l’ère de l’IA, il est indispensable de développer des compétences propres à la singularité humaine telles que la créativité, l’intelligence émotionnelle, la pensée critique, etc. Ce sont autant d’aptitudes qui relèvent de la capacité à générer du sens à partir d’expériences subjectives et à naviguer dans les zones complexes que les systèmes algorithmiques peinent à appréhender. Les entreprises peuvent cultiver ces compétences par une ingénierie de formation combinant ateliers de design thinking, programmes de mentorat inversé, et mises en situation professionnelle. Cette approche peut s’appuyer sur un écosystème apprenant où les collaborateurs par exemple sont invités à développer leurs soft skills à travers des projets hybrides homme-machine, l’IA servant ici de catalyseur pour amplifier la réflexion critique plutôt que pour la remplacer.
- Développer une IA frugale pour limiter l’empreinte écologique de l’IA
L’IA frugale présente un potentiel significatif pour réduire l’empreinte écologique de l’intelligence artificielle. Cette approche vise à optimiser l’utilisation des ressources (matières premières, eau, électricité) sur l’ensemble du cycle de vie des systèmes d’IA, tout en maintenant leur efficacité. Les entreprises – leurs parties prenantes – et les pouvoirs publics doivent unir leurs forces pour promouvoir cette approche. Ainsi, les entreprises peuvent adopter les bonnes pratiques du référentiel général pour l’IA frugale, publié par l’AFNOR, tout comme les administrations elles peuvent inclure des critères environnementaux dans leurs processus d’acquisition de services d’IA, en particulier pour les marchés publics d’acquisition. Les pouvoirs publics peuvent orienter les financements vers la recherche en IA frugale, soutenir des projets pilotes dans les territoires, et encourager la formation aux compétences nécessaires, créant ainsi un écosystème favorable au développement d’une IA plus durable.
- Répondre aux enjeux de souveraineté et de sécurité
La souveraineté et la sécurité en matière d’intelligence artificielle (IA) sont des enjeux essentiels pour les entreprises dans un monde de plus en plus numérisé et interconnecté. La maîtrise de ces aspects est essentielle pour plusieurs raisons : protection des données sensibles (données clients, secrets industriels, stratégies commerciales), conformité réglementaire, indépendance technologique (permettant aux entreprises de maintenir le contrôle sur leurs processus critiques et de s’adapter rapidement aux changements du marché, avantage concurrentiel, résilience face aux cybermenaces (dans un contexte de multiplication des cyberattaques, une IA développée avec un focus sur la sécurité dès sa conception renforce la capacité de l’entreprise à détecter et contrer les menaces). En investissant dans une IA souveraine et sécurisée, les entreprises ne protègent pas seulement leurs actifs, elles se positionnent également comme des acteurs responsables et fiables dans l’écosystème numérique, créant ainsi une base solide pour leur croissance future.
- Développer une IA inclusive
Le développement d’une IA plus inclusive au travail est crucial pour créer un environnement professionnel équitable et accessible à tous. Cette approche est particulièrement importante pour les personnes en situation de handicap, elle permet un aménagement des postes de travail ou offre des technologies d’assistance (outils de reconnaissance vocale, systèmes de guidage pour les personnes à mobilité réduite ou malvoyantes). L’IA peut apporter un soutien aux personnes atteintes de maladies chroniques (aide à planifier des horaires adaptés, à gérer la charge de travail en fonction de l’état de santé ou adapter l’environnement de travail aux besoins médicaux). Elle peut faciliter l’insertion de personnes éloignées du marché du travail avec des programmes d’apprentissage adaptés, un matching emploi-candidat basé sur des algorithmes permettant d’identifier les opportunités d’emploi correspondant aux compétences et expériences uniques de chaque individu…
- Améliorer le partage de la valeur issue de l’IA
Alors que nous sommes à l’aube de transformations majeures en raison des progrès constants de l’IA avec des gains de productivité possiblement très importants, la piste d’une redistribution de ces profits pourrait être envisagée. Elle permettrait de financer la transition numérique et corriger les asymétries d’accès aux technologies entre grands groupes et PME, régions développées et territoires périphériques, individus qualifiés et non qualifiés.
Cette recherche d’équité nécessiterait une gouvernance multipartite associant pouvoirs publics, acteurs économiques et citoyens – sur le périmètre d’une région ou d’une filière économique par exemple – pour concevoir cadres éthiques et programmes de montée en compétences massifs. Les parties prenantes seraient chargées d’orchestrer une convergence entre investissements ciblés dans les infrastructures critiques (cloud souverain, centres de données décentralisés), l’adaptation des modèles éducatifs aux nouveaux métiers, et des incitations fiscales favorisant les transferts technologiques vers les secteurs moins matures.
Conclusion
L’intégration de l’IA dans le monde du travail exige une transformation profonde des entreprises, allant bien au-delà d’une simple adoption d’outils technologiques. Cette révolution nécessite l’engagement de l’ensemble du corps social de l’entreprise, impliquant des changements significatifs dans les politiques RH, le management et la stratégie globale, avec un accent particulier sur le passage d’un usage individuel à un usage collectif de l’IAG.
La réussite de cette transition repose sur un équilibre délicat entre innovation rapide et prise en compte des préoccupations des salariés, afin de maintenir leur confiance et d’éviter un rejet de l’IA. Les entreprises doivent adopter une approche agile, capable de s’adapter aux évolutions rapides de la technologie, tout en impliquant activement leurs collaborateurs dans cette transformation pour façonner collectivement et de manière réfléchie l’avenir de l’IA au travail.
Le rapport complet du Cercle est disponible sur demande

À propos du Cercle de la Transformation du Travail :
Créé en octobre 2023 par Bruno Mettling, Président de topics, le Cercle de la Transformation du Travail a pour ambition de poser un regard prospectif et structurant sur les grandes questions qui ont un impact sur l’organisation du travail avec un triple angle de vue : travail – emploi – compétences. Cette recherche de pluralisme dans l’approche, le Cercle l’aborde aussi à travers ses membres : des acteurs politiques (Xavier Bertrand et Stanislas Guerini, anciens ministres), des partenaires sociaux (Laurent Mahieu, ex-Secrétaire Général UCC Cadres CFDT, Florence Poivey, Présidente de WorldSkills France, ex-Présidente de la fédération de la plasturgie, Guillaume Trichard, Secrétaire général adjoint Unsa) et DRH de grandes entreprises (Valérie Decaux, Groupe La Poste, Jean-Sébastien Blanc, Engie, Jean-Manuel Soussan, Groupe Bouygues, Stéphane Dubois, Safran) et pour topics Bruno Mettling, Marc Grosser et Fanny Barbier.